Philippe Grandpré : « Le souffleur de verre est un artiste. »

La « Cristallerie Royale de Champagne » n’a jamais éteint ses fours depuis le XVIIème siècle. Elle est aujourd’hui l’une des plus anciennes manufactures françaises de cristal soufflé et l’héritière d’un savoir-faire parmi les plus riches et raffinés où la main de l’homme est souveraine. Philippe Grandpré, souffleur de verre et l’un des doyens de la Cristallerie Royale de Champagne nous présente son métier et le matériau qu’il travaille depuis plus de 40 ans…

Quelles sont les étapes dans la fabrication d’un verre?

Philippe Grandpré: Commençons par le début. Pour fabriquer un verre, il faut déjà avoir de la matière. La matière première du cristal, c’est le sable. On y ajoute de l’oxyde de plomb, caractéristique du cristal, et des fondants (ndlr. un produit permettant d’abaisser la température de fusion d’un ou plusieurs éléments ou composés chimiques), comme la soude et la potasse, car le sable ne fond qu’à 1800°C. On enfourne toute la matière première dans des creusets en terre réfractaire (ndlr. matériau ayant une bonne résistance à la chaleur, c’est-à-dire aux effets induits par les hautes températures, par des corps ayant un point de fusion élevé). Une fois que le groisil, le mélange de verre, est enfourné, des grosses bulles gazeuses vont se former et entraîner de petites bulles gazeuses qui vont éliminer tous les défauts que l’on pourrait avoir dans le verre. A cette étape-là, le four est chauffé aux alentours des 1500°C pour avoir une température de verre de travail entre 1150°C et 1200°C. Seulement, on ne peut travailler la matière que le lendemain matin de l’enfournage, car il faut qu’elle passe au moins 14 ou 15 heures en fusion. Il ne faut pas que le cristal fonde trop vite, il faut qu’il mijote ! C’est un peu comme une cuisson d’une viande ; plus ça mijote, mieux c’est.

Une fois que la matière et les outils sont prêts, le verrier va prélever la quantité de verre voulue. Vous savez, on fabrique plusieurs verres différents à la fois. On peut passer d’un verre qui pèse 50 grammes à un verre qui pèse 800 grammes, ou même 1 kilo. La fabrication n’est jamais exactement la même. Tout dépend si l’on veut des verres taillés, des verres à jambes étirées, à jambes emportées ou à jambes et pieds pressés. Il y a plusieurs solutions de fabrication. Il n’y a pas une seule règle pour la fabrication de verres en cristal, on ne peut pas dire que l’on fabrique un verre de telle ou elle manière.

On va prendre la fabrication d’un verre tout simple, celui à jambe étirée. A l’aide d’une canne creuse, on va « marbrer », c’est-à-dire homogénéiser le verre lui-même, on va lui donner une préforme à l’aide d’une « mailloche ». On va ensuite le souffler et le mettre au moule. Il faut déjà préformer le verre avant de le mettre au moule, pour qu’il ait pratiquement la même forme que le moule. Le moule permet d’obtenir des finitions parfaites pour que tous les verres soient identiques. Si les verres sont faits à la main, sans moules, ils ne vont pas tous être identiques.

(c) Cristallerie Royale de Champagne

Comment se déroule le « soufflage » d’un verre ?

GP: Quand vous faites un prélèvement de la matière, vous commencez par préparer à lui donner la forme avec la canne. La canne, qui fait environ 1m20 de long est chaude sur trente centimètres. L’air se réchauffe au contact de la canne à l’intérieur, il va se dilater et ça va percer le verre tout seul. Vous soufflez, vous bouchez l’extrémité de la canne avec le pouce, l’air se dilate et ça s’ouvre. Il faut souffler et tourner en même temps que le verre tourne dans le moule pour ne pas avoir de marques et d’aspérités dans le verre. Si vous soufflez trop fort, vous avez les moules qui marquent les verres. Il faut souffler tout en douceur.

(c) Cristallerie Royale de Champagne

Combien de temps cela prend-il pour fabriquer un verre ?

GP: Il y a d’abord la fabrication du verre, comme on vient de le voir. Ensuite, le verre passe dans une arche de re-cuisson pour libérer les tensions. Cela va durer deux heures et demi pour un verre à vin mais la durée peut varier selon l’épaisseur du verre. Il y a ensuite les étapes de coupage et de rebrûlage des bords, pour avoir un bord arrondi qui ne soit pas trop coupant puis il y a un tri. S’il y a de la taille, le verre sera taillé puis poli à l’acide. Ensuite vient l’empaquetage et la mise en magasin. Le processus entier prend quelques jours et sur un verre on travaille en général à quatre ou cinq personnes. Si vous voulez faire du haut de gamme, il faut faire le choix du haut de gamme. Le travail devra être nickel.

(c) Cristallerie Royale de Champagne

Chaque pièce est-elle unique ?

GP: Non, les verres que nous faisons sont tous identiques. On mesure les hauteurs et les diamètres des pieds pour qu’il n’y ait pas plus de 2mm de différence au niveau du pied et moins d’1 mm de différence au niveau de la hauteur. Si vous avez six verres sur la table, il faut que les six verres soient les mêmes ! Il ne faut pas qu’ils aient de hauteurs ou des grosseurs différentes. Vous savez, sur une table, une jambe qui a deux millimètres de plus que l’autre ça se voit. C’est pour cela qu’au niveau de l’empaquetage, on essaie toujours de rassembler les mêmes dans les boîtes. Il faut rechercher la perfection tout le temps.

(c) Cristallerie Royale de Champagne

Le cristal permet-il de créer une infinité d’objets?

GP: Oui, on peut fabriquer de tout ! Des verres, des carafes, de la moulure, des pièces en plusieurs couleurs. On peut créer une infinité d’objets avec le cristal. Nous, à l’usine, il faut que les formes soient répétitives et réalisables. Dès fois, certaines personnes vous demandent de faire des choses qui sont irréalisables. Par exemple, nous demander de faire des formes un petit peu farfelues qu’on ne peut démouler. Si on n’utilise pas de moules, on ne peut pas reproduire les formes à l’identique. Ou alors il faut les faire en pâte de verre ou en plâtre perdu : il faut mettre un pot de fleurs au-dessus du récipient en plâtre et mettre du groisil (ndlr. morceaux de verre ou de cristal broyés) à l’intérieur. Il est possible d’y mettre toutes les couleurs que l’on veut. Ensuite, le récipient est mis dans un four qui va monter progressivement de 15°C jusqu’à 800°C. La chaleur va fondre le verre, le verre va couler à travers le pot de fleurs et remplir le moule de plâtre. Là, avec cette technique, vous pouvez lui donner n’importe quelle forme farfelue au cristal. Mais ça n’a rien à voir avec le soufflage de verre. En cristal, pratiquement tout est réalisable mais pas forcément chez nous.

(c) Cristallerie Royale de Champagne

Le cristal se détériore-il avec le temps ?

GP: Non, le cristal est un matériau qui ne bouge pas du tout. S’il passe au lave-vaisselle, il va blanchir un peu, c’est normal. Ceci dit, les lave-vaisselle sont maintenant plus adaptés au nettoyage du cristal. Le verre en cristal se raye, se casse, il vit bien-sûre, mais il ne bouge pas. C’est un objet que l’on peut garder toute sa vie et qui se transmet de générations en générations.


(c) Cristallerie Royale de Champagne

Un souffleur de verre est-il un artiste ?

GP: Déjà, pour apprendre le métier, pour être un bon souffleur de verre, il faut au moins huit ans. Il faut du temps. Pour faire un verre à taille côte plate, par exemple, il faut mettre le verre sur une certaine hauteur. Quand le tailleur va tailler le verre, il faut que l’épaisseur du verre soit suffisante, sinon il va le percer. Il faut toute une préparation et un savoir-faire pour que le verre soit mis à une certaine hauteur, et avoir un bord de verre assez mince. Si vous le bord est épais partout, le verre ressemblera plus à un gobelet. Il faut au moins 8 ans pour savoir maîtriser tout ça. Il faut aussi soigneusement choisir ses outils. Donc oui, le souffleur est un artiste.

Visuels: (c) Cristallerie Royale de Champagne