Jacques Chibois, chef de cuisine de La Bastide Saint Antoine* et Grand Chef Relais & Châteaux, est un véritable artisan du goût. Originaire de Limoges, le chef étoilé est tombé amoureux de Grasse, la Capitale Mondiale du Parfum, et a décidé de se consacrer entièrement aux saveurs qu’offre la région. Entretien en tête à tête pour parler de son Ecole du Goût, du lien entre gastronomie et culture, et du besoin de promouvoir une éducation du goût.
Parlez-nous de votre «Ecole du Goût» qui va ouvrir ses portes en 2014 à la Bastide Saint Antoine? Quels sont ses objectifs ?
Jacques Chibois: L’objectif, c’est surtout de retransmettre le goût car on le perd. Quand on habite dans une ville comme Grasse, où le goût pour nous c’est la cuisine, l’arôme et les parfumeurs, on s’aperçoit que sans le nez on ne peut pas goûter et que sans la bouche on ne peut pas goûter non plus. Les deux sont mariés ensemble. On a décidé de faire cette Ecole du Goût pour justement définir ce qu’est le goût. Cette définition est toujours difficile. Prenons un exemple : en cuisine, la grand-mère va dire « Tu fais comme ça !». Vous allez refaire la recette de la même manière mais cela ne va pas être exactement pareil car la Grand-Mère n’a pas su traduire son goût. Dans cette Ecole du Goût, on va retraduire ce qu’est le goût, l’arôme et toute la fusion qui se fait dans notre bouche et dans notre nez. Cette démarche va se traduire avec le mélange et la cuisine. Si l’on fait cuire plus ou moins, rôtir plus ou moins, ajouter plus de ceci ou cela, il va y avoir une transformation. C’est là que l’on va comprendre beaucoup plus comment cuisiner, comment pouvoir refaire un plat et comprendre les différentes étapes qui amènent au goût.
Vous avez dit : «Autour du goût peut se développer une connaissance et une culture». La gastronomie est-elle donc un moyen d’étoffer ses connaissances sur un lieu, une région, un pays?
JC: La première culture qu’a un enfant, c’est le goût. On lui apprend à faire des différences. Comme avec les couleurs, les goûts changent et l’enfant les associe. En même temps, le goût c’est le sens des origines. Voltaire disait : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirais qui tu es ». Il est donc normal d’associer lieu et goût. S’il mange du piment et de l’huile d’olive, on dira que c’est une Méditerranéen ; s’il mange de la crème et du turbot, on dira que c’est un Breton ; s’il est en Limousin ou en Dordogne, il mangera de la truffe. Les identités et les cultures ressortent par le goût et l’alimentation des pays. C’est donc très enrichissant. En même temps, si vous voulez connaître un pays, vous allez voir un marché et la culture de l’alimentation et la culture du goût de celui-ci. Tout de suite, vous y retrouvez les mentalités des pays. Par ailleurs, quand on dit à une personne « Qu’est-ce que tu as bon goût, tu es bien habillé ! », on se rend compte que le goût joue sur plusieurs tableaux. Il y a les saveurs et les couleurs.
L’ « Ecole du Goût » ouvrira ses portes à tous les âges. Le goût est-il un sens qui se travaille tout au long de la vie ? Pourquoi ?
JC: Oui, le goût se travaille tout au long de sa vie. Quand on est enfant, on a des goûts. Parce qu’on a besoin de s’alimenter, notre instinct nous apporte des goûts tout à fait simples, basés sur les féculents et le lait. En grandissant, nos goûts changent et évoluent, nos connaissances également. On a toujours besoin d’être émus, de connaître des nouveautés, des nouveaux goûts et d’être aussi dirigés. C’est tout l’apprentissage du goût. Faire évoluer son goût c’est comprendre cette évolution. Et on en a besoin ! On ne mange pas pareil selon la saison, ni selon l’époque. Si on revient trente ans en arrière, ce qui n’est pas loin, on voit qu’on ne mangeait pourtant pas du tout comme aujourd’hui ! Ca a évolué. Et qu’est-ce qui a évolué ? C’est le goût, la manière de cuisiner et le modernisme.
Le goût en trois mots ?
JC: Quand on pose la question à quelqu’un de ce qu’est le goût, là vous avez un blanc. Les gens y réfléchissent. Alors qu’est-ce que le goût ? Ce que l’on va émettre et ce que l’on va reconnaître, c’est sensoriel. La manière dont on va cuisiner va donner un goût délicat, sensible ou bien brutal, très fort, très puissant. On a besoin de ces enseignements pour se cultiver encore et mieux parler du goût. Le goût, quand on en parle, il est vulgarisé. Personne n’arrive à vraiment le définir. Notre travail c’est vraiment cela, apporter le goût. Ce qu’il va donner après cuisson ainsi que la manière de le reconnaître au départ. Quand vous goûtez un bon produit, vous avez un goût complètement différent. Il est intéressant de reconnaître l’identité de la qualité par le goût. Cela n’a rien à voir avec les couleurs, ni avec la forme parfois biscornue ou les taches sur les fruits ou les légumes. Ce n’est pas grave, au contraire. C’est signe que le produit a évolué, que l’on ne l’a pas mis dans une agriculture industrialisée. Vous prenez une pêche ou une tomate. Vous l’arrosez un maximum et elle sera très belle mais elle sera insipide. Elle n’aura aucun parfum. Voilà la vérité. On peut parler longtemps du goût ! Moi qui viens du Périgord-Limousin, j’ai appris dans le Sud à manger les tomates sans rien, assaisonné de sel, poivre et huile d’olive uniquement. Pas de vinaigre ! Ici, on a une tomate exceptionnelle et je n’avais jamais connu ça ! On l’a laissé vivre et on l’a aidé à vivre. C’est la raison pour laquelle on a des goûts complètement différents.
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